Sylva ne sait pas comment elle est arrivée sur cette terre. Tout ce dont elle se souvient, c’est de la douce étreinte des branches d’un sumac. Cet arbre a été son père, sa mère, et sa seule compagnie pendant le temps qu’il lui aura fallu pour se réveiller complètement. Il était doux et patient, cet arbre, malgré tout ce qu’elle avait pu lui en faire voir. Elle l’escaladait jusqu’à sa cime, pas bien haute, puis redescendait rapidement, seulement pour y remonter à nouveau et écouter le chant des oiseaux, se balançant d’une branche à l’autre, sans faire attention à sa sécurité. Plus tard, elle commença à circuler dans la forêt, car Sumac n’était pas le seul arbre de cette région. Elle rencontra Chêne, trop sérieux, Bouleau, qui poussait rapidement, Noisetier, qui abritait un nid de moineaux, et If, qui ne voulait jamais changer d’avis, quelle que soit la discussion. Elle pouvait parler, d’une certaine façon, à ces arbres qui l’ont vu grandir. Les saisons passaient, se suivaient et ne se ressemblaient pas. Puis, un jour, un bruit étrange et une odeur de brûlé vint secouer la forêt, SA forêt. Et les voix de certains arbres se turent, les unes après les autres. Jusqu’à ce que ce fut au tour de Sumac de se taire à jamais. Il se défendit bien, son arbre, infligeant force brûlures et irritations à ceux qui avaient l’étourderie de le toucher à main nue. Sylva tenta elle aussi de faire de son mieux pour l’aider, mais les hommes, ce jour-là, n’avaient rien à faire d’un esprit des bois, et ils s’attaquèrent à elle à coups de hache au fer mordant, alors qu’une tronçonneuse mettait fin à la vie de Sumac.

Heureusement pour elle, la dryade parvint à s’enfuir plus loin dans les bois, laissant une piste de sève et de sang derrière elle. Personne ne vint la chercher pour en finir avec elle ; et elle put pleurer en paix. Cette nuit-là, elle décida de quitter sa maison pour rejoindre le monde des Hommes et comprendre pourquoi ils désiraient tant la mort de Sumac et de ses amis. Et si l’excuse n’était pas valable, pour en éliminer quelques-uns.

Ce qu’elle ne savait pas alors, c’est combien ils étaient nombreux, ces hommes, et combien ils étaient différents de tout ce qu’elle avait connu jusque-là. Il y en avait des petits, des grands, des blancs, des noirs, certains qui la voyaient, d’autres qui préféraient l’ignorer. Et elle découvrit leur monde à eux. La ville, là où aucun arbre n’a la possibilité de plonger ses racines dans la terre, car le sol est couvert d’une substance dure et grise, impénétrable, même pour les plus minuscules gouttes de pluie.

Il n’y avait qu’un seul endroit où les arbres avaient pu garder un semblant de forêt. Un lieu qui ne dépassait pas la taille d’un bosquet, et où, quand le soleil faisait son apparition de derrière les nuages de pollution, les hommes venaient se prélasser, discuter et pique-niquer sous les branches des quelques survivants. C’est là que Sylva trouva refuge, dans cette forêt miniature, auprès d’arbres trop jeunes pour avoir connu autre chose que la domination des humains. Des arbres parfois mutilés, pour leur donner des formes grotesques d’oiseaux ou d’autres choses. Pourquoi vouloir leur faire ça ? Qu’avaient-ils donc fait de mal pour le mériter ? Elle s’est renseignée, a écouté, jusqu’à finir par comprendre le langage des Hommes, bien moins joli à son oreille que le chant d’un moineau. Mais pour l’instant, elle n’a toujours pas eu de réponse à cette question.

Sylva a trouvé refuge dans les branches du plus vieux chêne du parc, puisque c’est le nom des hommes pour cette parodie de forêt, mélangeant les essences de tous pays et de tous climats. Et, depuis la cime de Chêne, elle observe, et prend soin des végétaux malades. Sans doute les jardiniers se demandent-ils pourquoi les branches des arbres ne cessent de pousser toujours plus haut et plus vite, et qu’ils paraissent en meilleure santé ?